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Tata Milouda mesure son bonheur quotidien. Trop longtemps réduite au silence dans son village marocain, elle rattrape le temps perdu en racontant sa vie et ses souffrances sur scène, sans jamais perdre le fil de sa longue histoire. Arrivée en France en 1989, sans un sou, illettrée et sans-papiers, elle a usé de courage et d’abnégation avant de devenir, plus de vingt ans plus tard, le nouveau phénomène du slam français. Son but : témoigner, pour elle et « pour les milliers de femmes qui me ressemblent ». Rencontre.
Tata Milouda, 62 ans, ressemble à Fatima, Sheryfa, Fatoumata, Farida, toutes rencontrées dans les cours d’alphabétisation : « ce sont mes sœurs ». Nées en Algérie ou au Maroc, mariées jeunes à un mari bien plus vieux et parfois violent, arrivées en France soit pour le suivre, soit pour le fuir, elles ont 30, 50 ou même 75 ans lorsqu’elles décident, pour la première fois, d’aller à l’école pour apprendre à lire et écrire le français. Comme un premier pas vers la liberté.
“J’ai trop souffert”
Elle est une grand-mère heureuse, enfin. Ses cheveux longs sont teints au henné, ses rides parcourent son visage que son sourire éclaire. Son quotidien ne ressemble pourtant pas à celui d’une « mamie » comme certains l’appellent affectueusement. Chaque semaine, elle sillonne l’Hexagone pour présenter son spectacle à un public toujours enthousiaste. « J’ai été la première femme de mon village à avoir une carte d’identité, la première à partir en France, la première à divorcer de son mari, la première à dire NON, la première en tout !, s’exclame-t-elle. J’ai beaucoup de choses à dire ».
Son village s’appelle Machra Ben Abou, à une heure de route au sud de Casablanca, au Maroc. Tata Milouda s’appelait alors Milouda Chaqiq. Son père a trois femmes, elle a 12 frères et sœurs. Toute petite déjà, elle est contre ce modèle qu’on lui impose, celui d’une fille à qui rien n’est permis, sinon d’obéir aux hommes. Elle rêve d’aller à l’école. Mais chaque matin, elle ne fait qu’accompagner son petit frère dont elle porte même le cartable : « l’école, ce n’est pas pour les filles », lui répète son père. La journée, elle aide aux tâches ménagères, et le soir, elle pleure sur son rêve d’apprendre à lire et à écrire. Mariée à 14 ans avec un homme méprisant et violent, elle aura six enfants – et subira trois fausses couches -, elle qui n’en voulait pas un seul : « j’ai trop souffert, petite ». Tout sa vie d’alors n’est faite que de privations et de frustrations. Le jour de son mariage, elle regarde toute la famille déguster les plats cuisinés pour l’occasion mais elle ne peut pas en manger une seule part, c’est la tradition. Pendant les trois mois qui suivent la cérémonie, elle ne sort pas de la maison. Toujours la tradition. Malade, déprimée, elle ose dire que cet homme n’est pas pour elle. Pour seule réponse, elle reçoit une gifle de son mari et se dispute avec sa mère qui lui donne ce conseil : « Garde tes problèmes en toi jusqu’à ta mort. Tu en parleras au paradis ».
Milouda devra donc s’y faire. Chaque soir, lorsque son mari rentre à la maison, elle lui a préparé de bons plats et le regarde déguster tandis qu’elle n’a droit qu’aux mauvais morceaux. Il la bat sans qu’elle puisse rien dire. « J’étais une fleur dans un jardin abandonné, une rose endormie », explique-t-elle poétiquement, reprenant des passages de ses slams. Un jour où son mari la frappe plus fort que d’habitude, elle court se réfugier chez ses parents. Trois jours plus tard, chassée par son père, elle est forcée de retourner auprès de son mari. « Le soir même, ce salopard veut me faire l’amour, le soir même ! Je lui dis que j’accepte seulement s’il m’autorise à subir une ligature des trompes pour ne plus avoir d’enfants. Il a accepté », raconte Milouda, de la colère encore dans les yeux. L’opération se fera dans le plus grand secret.
Cultiver son jardin secret
Tous les week-ends, il part à Casablanca ou Agadir retrouver d’autres filles tandis qu’elle reste à la maison s’occuper des enfants. Des voisins en profitent pour la violer chez elle « mais mes cris n’ont jamais été entendus », dit-elle simplement. Milouda tient le coup pour ses enfants, ses 3 garçons et surtout ses 3 filles, à qui elle souhaite un autre destin que le sien : « J’étais condamnée sans la justice, enfermée sans la prison ». Comme elle ne peut compter sur le soutien de son mari, travailleur aux chemins de fer pour 100 euros par mois mais qui ne lui fait pas profiter de son salaire, elle décide de gagner son propre argent, en cachette. Chaque semaine, elle vend un coq pour 10 dinar (soit 1 euro) et cache l’argent dans une boîte qu’elle enterre. Elle économise ainsi 500 dinars par an, soit 50 euros utilisés pour s’offrir des bijoux à Casablanca où son mari l’autorise à se rendre une seule fois par an. Au bout de 20 ans, elle a près de 1000 euros de bijoux sur elle. Au même moment, son mari lui fait part de son envie de faire construire une maison à Settat, la ville la plus proche de son village. Milouda vend tous ses bijoux « mais je garde un bracelet, on ne sait jamais », sourit-elle malicieusement. Il servira à payer son passeport pour partir travailler en France, une idée lumineuse qu’elle a eue, acceptée par son mari, afin d’accélérer la construction de la maison. C’est ainsi qu’elle organise sa fuite en 1989, avec l’aide de sa fille aînée.
Débarquée à Paris, elle s’imagine le paradis mais c’est tout de suite l’enfer. Sans papiers, avec comme seul bagage 100 francs et 3 mots de français « Bonjour, merci, au revoir », Milouda vit dans la peur de l’arrestation. Elle finit par trouver des heures de femmes de ménage : « Mes larmes coulaient sur la moquette quand je passais l’aspirateur ». Son mari vient la rejoindre une première fois pour un mois, laissant les enfants seuls au Maroc. Milouda, qui n’a jamais rompu le lien, les appelle toutes les semaines, en témoignent les milliers de cartes téléphoniques qu’elle a conservées. La deuxième fois, son mari reste trois mois. La troisième, le visa lui est refusé : « J’ai remercié le Seigneur. Mon Dieu, quel bonheur ! », s’écrie Milouda, les bras levés. Il lui demande de revenir mais elle refuse lorsqu’un de ses fils lui apprend que son nom ne figure pas dans les papiers de la nouvelle maison. Le dernier chèque de 1500 francs qu’elle a envoyé a en fait servi à payer le mariage de son mari avec une autre femme. Milouda sent se lever le vent de la liberté. Les scènes éplorées de son mari devant ses beaux-parents, dénonçant l’attitude de sa femme, n’y feront rien. Il porte même plainte pour abandon d’enfants. Mais c’est bien Milouda, soutenue par ses enfants, qui gagne le procès, sur la base de fausses déclarations de son mari. Après enquête, la police révèle les absences répétées du père et des enfants livrés à eux-mêmes. Nous sommes en 1993, la voilà divorcée. Un an plus tard, elle obtient son titre de séjour. « Enfin, j’existe en France », savoure-t-elle.
De Milouda à Tata Milouda
La langue française lui reste toujours étrangère. Son employeur lui avait conseillé de pousser la porte d’un cours d’alphabétisation mais ces différents obstacles ont eu raison de son envie de s’instruire, lors de ses premières années à Paris : « Mon corps était dans la classe avec le formateur à Courbevoie, mais ma tête était avec mes enfants au Maroc », réagit-elle. Pourtant, lassée de ne pouvoir lire les indications dans le métro – pour se repérer, elle garde avec elle des pois chiches qu’elle fait passer d’une poche à l’autre, seule astuce trouvée pour compter les stations – elle se promet, dix ans après sa venue en France, de ne plus abandonner et d’apprendre enfin à lire et écrire le français. « Au début, il fallait savoir par cœur notre état civil. J’ai appris, par les cours d’alphabétisation, que j’étais née le 19 juillet 1950 », raconte-t-elle, encore ébahie d’avoir dû attendre si longtemps. Avec son stylo et son cahier (le titre phare d’un de ses slams), elle apprend l’alphabet, puis déchiffre les syllabes et se familiarise avec les bases du français. « J’avais tellement soif d’apprendre que je dormais avec Monsieur Larousse », s’amuse-t-elle. Un matin son formateur lui lance un défi : aller acheter deux baguettes à la boulangerie. Un drôle d’épisode que Tata Milouda raconte dans son spectacle. Peu à peu, elle accède à la connaissance qui lui avait été depuis toujours refusée : « J’ai été mariée pendant 25 ans. Mon mari savait lire et écrire, il ne m’a jamais rien montré », accuse-t-elle.
Consciente de ses capacités, elle reprend confiance en elle et se revoit petite fille, lorsqu’elle faisait rire ses copines avec ses sketchs, au hammam. Alors quand ses formateurs lui donne l’opportunité de choisir un stage à l’issue de ses cours, elle s’oriente vers le théâtre « parce qu’on m’avait dit qu’on y apprenait à articuler », explique-t-elle. Le théâtre des Mains d’œuvres de Saint-Ouen est le premier à lui mettre le pied à l’étrier. Elle y fait sa première scène le 13 janvier 2007. Puis, grâce à la télévision, elle découvre le slammeur Grand Corps Malade. De leur rencontre, dans un café culturel de Saint-Denis, naît son surnom « Tata Milouda » et son premier spectacle « Tata Milouda chante, danse et slame sa vie » qu’elle présente sur de nombreuses scènes en région parisienne, puis en province. C’est par le slam qu’elle trouve la forme la plus aboutie pour raconter sa vie et faire partager ses émotions : de la poésie déclamée a capella, forme pure et libre, qui se pratique en public. Elle qui aime aller voir les stars à la fin d’un concert, d’un spectacle pour demander un coup de pouce, provoque ensuite la rencontre avec Jamel Debbouze. Séduit, l’humoriste lui ouvre les portes du Jamel Comedy Club, sur les Grands Boulevards à Paris. En mai dernier, elle a passé plusieurs semaines à la Maison des Métallos, dans le XIème arrondissement de Paris, pour son spectacle « Et vive la liberté ! ». Cette « artiste de la vie », comme elle aime se décrire, a pris sa revanche. Mais elle n’est pas encore allée au bout de son rêve.
“Bonjour, merci, au revoir, j’étais très fière avec trois mots”
Tata Miloudapar fannybor http://fannyborius.over-blog.com/article-tata-milouda-ma-vie-est-un-miracle-103752868.html
(Vidéo enregistrée le 31 mars 2012 lors d’une représentation à Montreuil)
Ses rêves
« Je veux que mes textes traversent le monde. Nous, les femmes, avons trop souffert. Ma grand-mère a connu la souffrance, ma mère l’a connue, je l’ai connue. Cette souffrance passe de génération en génération, je voulais qu’elle s’arrête avec moi », crache-t-elle sans s’arrêter. A ses fils, elle a affirmé qu’elle était prête à devenir la première femme au Maroc à témoigner contre eux en justice si elle apprenait qu’ils battaient leur femme : « Je l’ai juré. Ca a fait pleurer mes belles-filles. A toutes les femmes, je leur dis : N’ayez pas peur, exprimez-vous car personne ne le fera à votre place. Et faites passer le message ».
Depuis plusieurs mois, Tata Milouda travaille à l’adaptation d’un film sur sa vie. Elle a déjà le titre et écrit les scènes, reste le financement. Fidèle à elle-même, elle continue de frapper aux portes, une à une, son dossier sous le bras : « On sait jamais. Faut jamais dire jamais ! ». Grâce à son audace, elle a déjà rencontré Luc Besson, Jean Dujardin et Alexandra Lamy. Parallèlement, elle poursuit son apprentissage. Dix ans après ses premiers pas en cours d’alphabétisation, elle note encore les mots de vocabulaire qui surgissent lors d’une conversation et qu’elle ne connaît pas : « apprendre, toujours apprendre, jusqu’à la fin de ma vie, Inchallah ! ». Elle veut même se mettre à l’anglais pour être capable de traduire ses textes et les faire voyager. Dans quelques jours, le 24 avril prochain, elle va revenir dans la ville de Settat pour la première fois depuis son départ en 1989 pour y présenter son spectacle. A Casablanca, son histoire commence à être connue, mais elle n’est pas encore arrivée aux oreilles de tous les habitants de son village. Il en est un que Tata Milouda espère ne pas voir dans le public : « mon ex-mari, parce qu’il ne mérite pas de voir mon spectacle ».
Fanny Borius
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